L'ASSOCIATION
Louis Simon
Louis Simon, un homme ordinaire ?
Pour ceux qui le connaissent peu, Louis Simon est bien exceptionnel. Il est une sorte de « grand homme du peuple ». Il est vrai que rédiger ses mémoires n’était pas un geste habituel pour un villageois né sousLouis XV. On évalue à 30 % en moyenne le
nombre des mariés sachant signer dans le Maine à cette époque et il y a loin de la simple signature à la langue généralement correcte qu’utilise l’étaminier. Et ceci, sans avoir fréquenté d’école, instruit seulement par les soins d’un père qui avait lui-même reçu les leçons de son curé.
Ce qui est exceptionnel encore c’est, chez cet autodidacte, l’organisation en « chapitres », décidée avant la rédaction, ainsi qu’en témoigne cette remarque : « je passe sous silence les évènements de la Révolution, réservant d’en faire mémoire à part ». Comme il traitera aussi à part, « les conseils » (à ses enfants), les « événements extraordinaires visionnaires », les « Nouveautés arrivées pendant sa vie… », les « Événements arrivés pendant la République », les« Brigandages et cruautés des Chouans », l’« histoire de
l’église paroissiale de La Fontaine-Saint-Martin », etc… Enfin notre étaminier possède un vrai talent d’écriture, en particulier lorsqu’il étire sur 37 pages le récit de son histoire d’amour : la rencontre avec Nannon Chapeau qui
vivra avec lui près de 40 années. Il consacre 11 pages pour la seule journée du drame qui en fait à ses yeux « l’amère aventure » d’un « roman d’amoureux » : violence de son rival, affront de la bien-aimée, et rupture. Imprégné des paroles des chansons qui se répandent par les livrets de colportage, il évoque « des grâces et des attraits qui charmaient les cœurs », « la fureur du rival », le « mal extrême », le « jour fatal »…
Une autre partie des mémoires révèle chez leur auteur un caractère original, le récit de son voyage, du 31 juillet au 31 octobre 1763. Il y partit absolument à l’aventure, car, le métier d’étaminier n’étant pas compagnonnique, il ne pouvait compter sur aucune structure d’accueil. C’est « l’envie de voyager », et non le désir de formation professionnelle, qui l’a décidé à partir : Angers, Nantes, Rennes puis Paris qu’il quitte « ne pouvant se faire au bruit », et enfin « la Flandre ». Il va écourter son tour de France pour retrouver les douceurs de sa province, en planifiant des visites touristiques. Ses monuments préférés sont les cathédrales.
Le touriste est aussi souvent un pèlerin. Il va voir le « chef » (la tête) de saint Jean-Baptiste, un fragment de la Vraie croix, un morceau de la robe de la sainte Vierge ; le calvaire du Mont-Valérien.
Ce qui l’intéresse, c’est la prouesse technique. Devant la machine de Marly, il compte « 14 roues dont trois n’allaient pas ». Il s’émerveille aussi d’un spectacle au-delà de l’imaginable : à Versailles, il voit arriver l’ambassadeur de Venise avec huit carrosses à huit chevaux assortis aux carrosses, précédés de huit coureurs en blanc quasi volants, deux ouzars géants de sept pieds (près de 2,30 mètres !). Tous ces aspects peuvent nous conduire à considérer Louis Simon comme un villageois exceptionnel, du moins en l’absence d’autres témoignages venus jusqu’à nous. Mais faut-il pour autant oublier qu’il vécut près de quatre-vingt ans d’une vie ordinaire ?
Place de la Sirène au Mans, ce bas-relief haut placé est bien visible sur la maison familiale de la famille Véron, inventeur de l'étamine du Mans. Cette étoffe de laine très fine sera exportée au delà des mers, comme l'indique le bateau à gauche de la sirène.
Il naît d’une longue lignée d’artisans du textile : un ou deuxtailleurs d’habits au xviie siècle, un tisserand de chanvre
puis, dès le premier quart du xviiie siècle, deux générations d’étaminiers embarqués par le progrès dans la grande et brève aventure de l’étamine du Mans. Son enfance est environnée par la mort, comme c’est la règle implacable avant le dernier quart du siècle : il perd deux frères à 2 et 7 ans, trois sœurs à 1 an, 9 ans et 19 ans, se trouvant seul rescapé donc d’une fratrie de six enfants. Marié à son tour, il bénéficiera d’une amélioration des conditions de vie : il élèvera cinq enfants sur sept, nés entre 1767 et 1781. La famille dans laquelle il naît n’est pas pauvre, mais
fragile. Son père est trop jeune – marié à 20 ans –trop instruit pour se tenir à son métier, et c’est bientôt la descente en pauvreté : dettes criardes, vente des
objets du ménage et enfin abandon de la maison
héritée. Il y aura ensuite la remontée vers l’aisance.
Enfant, Louis Simon témoigne de l’omniprésence du travail. À dix ou onze ans il chante seul la messe « au pupitre ». Lorsque, plus tard, il décide d’avoir deux vaches, c’est pour occuper ses deux filles aînées… qui avaient 5 et 7 ans !
L’étaminier pratique aussi, comme c’est le cas de beaucoup d’hommes, « trente-six métiers ». Outre ses activités d’étaminier, il sera aide-sacritain, puis sacristain en titre, bordager, hôte, 11 ans agent voyer, percepteur de l’impôt sur les huiles. Mais il fut aussi le dernier syndic du village (1787-1789) et le premier maire, avant de se consacrer au secrétariat de mairie jusqu’à un âge très avancé.
La manière dont le fil du savoir s’est noué et dénoué dans la famille Simon peut être fréquemment observée dans les villages sans école. Dès 1625, Charles Simon, probablement sacristain ou chantre, doit sans doute à son curé, le privilège de savoir signer et peut-être beaucoup plus, si on en juge par la qualité du paraphe. Charles transmet le savoir à son fils Michel I, qui le transmet à son tour à Michel II. Comme celui-ci meurt alors que ses enfants sont en bas âge, le fil se dénoue. Louis-François, père de Louis, finira par obtenir, à presque seize ans, d’être instruit par le curé Fresneau. Ses connaissances, notamment en arithmétique, lui font envisager une place dans une plantation des îles « de l’Amérique », rêve brisé à vingt ans par un mariage qu’une proche naissance rendait pressant. Il montrera toutefois à son fils à lire d’abord, à écrire vers l’âge de dix ans, et l’arithmétique « qu’il estimait tant ». En fait le fil ne se dénouera plus pour les six générations de descendants, jusqu’à nos jours.
Les idées politiques de Louis Simon ne diffèrent guère de celles d’une large fraction de villageois du Maine. Il plaint Louis XVI, victime des dettes de Louis XV et Louis XIV, trouve que c’était « un bon roi, point méchant et qui aimait son peuple ». Il salue l’abolition de la gabelle, de la dîme, de la féodalité, l’établissement du droit de chasse et de pêche pour tous, la liberté de vendre du vin et de cueillir du tabac. Il ajoute que « jamais le peuple français [n’avait] été aussi heureux que sous le gouvernement républicain ». Et il ne peut comprendre l’attitude des prêtres et des nobles qui ont « apporté le trouble par la contre-révolution ».
Notre mémorialiste passe à l’Empire. Bonaparte est « un général plus fameux que les autres », « aux prises avec des jaloux qui l’envoyèrent en Egypte en espérant qu’il y resterait ». Pour se venger, il abolit la Constitution, se nomma Premier Consul, se fit sacrer par le Pape puis se mit lui-même la couronne sur la tête. On a bien l’impression que Louis Simon a un faible pour cet « empereur des Français », comme ce fut le cas pour une bonne partie de ses sujets. De la royauté à la République et de la République à l’Empire, Louis Simon s’était adapté, comme beaucoup de Français, sans trop d’états d’âme.
Un autre aspect de ses idées politiques est probablement assez courant chez nombre de villageois : le refus des extrémismes. Au verso d’un registre, il a écrit : « j’ai sauvé ce registre de la main méchante des Robespierristes de La Flèche et puis des fanatiques chouans cruels ».
Enfin, dans le domaine purement religieux, les idées exprimées par le mémorialiste villageois n’ont rien d’exceptionnel. L’idéal qu’il propose à ses enfants témoigne de l’efficacité des idées et des enseignements prodigués par les prêtres de la seconde moitié du xviiie siècle : « être bon père, bon fils, bon mari, bon voisin, bon citoyen et bon patriote ».
Ces leçons, reçues dimanche après dimanche, n’ont pas toutefois supprimé le vieux fond de croyances populaires : les saints guérisseurs spécialisés chacun dans la lutte contre un mal précis, et les incursions familières du surnaturel. Dieu prévient les hommes par de la mort proche : Coups frappés dans le silence de la nuit, formes blanches aperçues dans le noir, fantômes passe-murailles. Et puis vient le rappel de la raison, qui veut s’imposer en ce siècle des Lumières : « il ne faut pas ajouter foi à toutes ces rabâtteries… ». Mais la raison n’explique pas tout : « cependant il y a quelque fois du vrai »…
Le manuscrit a été précieusement conservé dans la famille et est arrivé jusqu'aux descendants
actuelsqui ont bien voulu qu'"Anne Fillon" l'étudie et le replace dans son contexte. Ci-contrele bout de la chaînedes "transmetteurs"du manuscrit de Louis Simon (reproductiond'une page du livre d'Anne Fillon "Louis Simon, villageois de l'ancienne France".édit. Ouest France
La transmission du manuscript
Son statut d'homme qui sait lire, écrire, et qui, selon ses propres termes, connaissait «un peu les affaires», l'a fait sortir du rang.
Et ceci d'autant plus que la rareté des notables de son village l'a propulsé à la tête des institutions locales.Cette promotion n'était d'ailleurs pas convoitée : «n'acceptez qu'à la dernière extremité les places de maire et d'adjoint, ou autres charges de la commune, parce que c'est un travail que vous faites pour les autres et qui vous cause de l'embarras et des ennemis»
La présence d’un père « instruit » a certainement contribué à élever le niveau de ses centres d’intérêts. La familiarité avec plusieurs curés lui a ouvert l’accès au monde des livres, en particulier de l’histoire et de la géographie. Il a eu aussi la chance de vivre soixante- dix-neuf ans, ce qui lui a permis de « perdre du temps » à lire et à écrire quand la loi du travail s’est faite moins rude.
Saisir toutes les chances qui lui furent offertes, aiguiser son talent naturel pour l’écriture, n’est-ce pas cela qui, sans être exceptionnel, demeure toutefois assez rare ?
C’est par son fils Paul et ses descendants que le précieux volume a été conservé jusqu’à nous.
C’est le seul témoignage venu d’un homme des campagnes resté villageois, et concernant la période charnière entre l’Ancien régime et l’après-Révolution. Et c’est parce que Louis Simon était un villageois ordinaire que ses souvenirs ont entraîné les historiens à poser un nouveau regard sur le monde rural de cette époque, notamment, sur la formation du couple et les relations familiales.
".
Anne Fillon, universitaire et chercheuse qui a marqué la recherche historique, a
tout fait pour développer les formations de niveau universitaire en direction
des adultes. Directrice du CUEP qu'elle avait implanté au Mans a
elle a fondé non seulement "Les amis de Louis Simon" mais aussi "Liaison Université" C'est elle aussi qui a eu l'idée et créé les "Guides- habitants".
Anne Fillon
Anne Fillon, universitaire et chercheuse qui a marqué la recherche historique, a
tout fait pour développer les formations de niveau universitaire en direction
des adultes. Directrice du CUEP qu'elle avait implanté au Mans,
elle a fondé non seulement "Les amis de Louis Simon" mais aussi "Liaison Université" C'est elle aussi qui a eu l'idée et créé les "Guides- habitants".
Hommage à Anne FILLON(1932-2012), fondatrice des associations « Les Amis de Louis Simon » et « Liaison Université », créatrice des « Guides-Habitants »
Hommage prononcé par Jean-Marie CONSTANT, Professeur émérite des Universités, Président de l’association « Liaison Université » lors des obsèques d'Anne Fillon.
Pour beaucoup de Sarthois et de gens de l’Ouest, Anne Fillon était le Directeur du CUEP, (Centre Universitaire de l’Education Permanente), créé par elle à la demande du Président de l’Université du Maine de l’époque, en 1977-78. Des générations d’adultes ont repris des études ou effectué des stages de formation dans ce Centre, ce qui leur a permis de progresser dans leur carrière professionnelle ou même de changer de métier. Parmi ces formations, l’ESEU (devenu le DAEU), examen qui permettait à des adultes n’ayant pas le Bac d’entreprendre des études universitaires. Le Mans était comme Lille très en avance, sur le plan pédagogique. En effet, au lieu de faire préparer aux candidats un examen après une année d’études, Anne Fillon avait organisé cette formation par unités de valeur capitalisables, pouvant s’effectuer sur plusieurs années, ce qui permettait aux salariés très occupés professionnellement de les entreprendre avec succès. Elle rêvait d’étendre cette nouvelle pédagogie à l’ensemble de la France. Elle en eut l’occasion, grâce à un ministre des universités, que tout le monde connaît ici et qui a osé braver l’opposition des groupes de pression si puissants dans l’Education Nationale, pour réaliser cette réforme. Le DAEU est devenu l’équivalent du Bac et une commission de travail, qu’elle a présidée, a prôné l’organisation de ce diplôme en unités de valeur capitalisables. Cette réforme a une certaine importance sociale, car elle a permis non seulement à des adultes de réussir des études supérieures jusqu’au doctorat quelquefois, mais elle leur a permis d’entreprendre de nouvelles formations comme l’entrée dans les écoles d’infirmières ou encore d’obtenir des promotions significatives dans les entreprises.
Anne Fillon est aussi connue par le grand public pour avoir créé en 1974 et présidé jusqu’à maintenant l’association Liaison Université, qui organise des conférences tous les quinze jours pendant la période universitaire. L’objectif était d’établir un pont entre l’université et la ville et de mettre à la disposition d’un grand public cultivé, les acquis de la recherche universitaire. Comme il lui fallait une salle suffisamment vaste, dans la ville du Mans, pour accueillir un public qu’elle voulait nombreux, elle avait contacté le directeur du Crédit Agricole, rue Prémartine. Il lui avait répondu qu’elle ne parviendrait jamais à faire venir les Sarthois à ce genre de manifestation, mais qu’il voulait l’encourager en lui offrant gratuitement sa salle de réunion. Sa prédiction a été démentie par les faits, mais aujourd’hui encore, Liaison Université organise toujours une conférence l’après-midi du mardi, rue Prémartine et gratuitement, car les différents directeurs qui se sont succédés à la tête du Crédit Agricole ont maintenu cette disposition. Cependant le succès de ces conférences est tel et l’université du Maine ayant vu s’accroître le nombre de ses étudiants et de ses bâtiments, qu’une seconde conférence est répétée le soir à 18 heures dans le plus grand amphithéâtre de l’université, Robert Garnier. Au total, les deux conférences drainent en moyenne les mardis, de 400 à 600 personnes.
Anne Fillon n’a pas seulement été la Directrice dynamique du CUEP et la présidente de Liaison université, elle a été également une brillante universitaire et un chercheur qui a marqué la recherche historique. Elle a soutenu, en 1982, une thèse de doctorat sur le fameux Louis Simon, villageois du XVIII° siècle de la Fontaine St Martin. Louis Simon est le seul paysan à avoir écrit ses mémoires en étant demeuré toute sa vie dans son village, dont il a été le premier maire au moment de la révolution. Les autres sont souvent devenus des grands personnages et des notables en vue, alors que lui est resté étaminier et sacristain de la paroisse, une grande partie de sa vie. Le manuscrit des mémoires de Louis Simon avait été confié à Michel, son mari, notaire, par un de ses clients, qui avait été interpellé par quelques phrases, qui évoquaient les chouans de façon fort peu favorable. Quand je suis arrivé à l’université du Maine, elle m’a demandé si je voulais bien accepter de diriger sa thèse. Elle était une doctorante extrêmement exigeante, qui travaillait beaucoup. Elle a dépouillé 40 000 actes notariés du XVIII° siècle, pour vérifier les assertions de Louis Simon et pour reconstituer dans le détail la vie villageoise du XVIII° siècle. Elle me posait beaucoup de questions, souvent très difficiles à résoudre, avec la documentation, dont dispose l’historien sur ces périodes anciennes. Je me rendais souvent à la BNF pour trouver les solutions aux problèmes qu’elle soulevait. Elle m’a avoué plus tard qu’elle trouvait étrange que je ne puisse pas répondre immédiatement à une question sur le droit canon, des décrets du concile de Trente ou les conditions d’hébergement des soldats à l’Hôtel des Invalides au XVIII° siècle. Elle pensait sans doute à cette époque qu’un professeur d’université devait avoir la science infuse et répondre du tac au tac aux questions les plus saugrenues. Elle a compris, lorsqu’elle est devenue à son tour professeur des universités, que la spécialisation en matière de recherche était une nécessité et qu’un chercheur ne pouvait pas tout savoir sur tout.
Je me souviens que lors de la première année de la préparation de sa thèse, au mois de juin, elle était très inquiète à propos des vacances universitaires, qui étaient la période, où elle avait le temps de travailler à sa recherche, parce qu’elle était libérée des tâches administratives et professionnelles du CUEP, qui l’occupaient toute la semaine. Elle me demanda timidement si elle pouvait me joindre par téléphone, pendant les vacances. Je lui répondis que je louais, chaque année une maison, dans un petit village du Pays Basque, au pied de la forêt d’Iraty, où je pouvais moi aussi travailler tranquillement. Il se trouve qu’à l’époque, la famille Fillon avait une maison dans la Soule. Seuls, le pic de Behorléguy et quelques cols séparaient nos deux résidences. En franchissant alternativement le col, les deux familles se rencontrèrent, déjeunèrent souvent ensemble. Une solide amitié est née à cette époque entre les deux familles. Elle ne s’est jamais démentie.
Pour Anne Fillon, le travail de thèse ne consistait pas uniquement à analyser le texte de Louis Simon et à collecter et raconter ce qu’elle trouvait dans des archives. Elle excellait dans le travail de l’historienne, pour interpréter avec une grande finesse et une grande subtilité, sa documentation, discerner l’essentiel de l’accessoire ou du détail, comparer avec d’autres sources et d’autres travaux, se poser les bonnes questions et surtout les résoudre.
Cette thèse lui a permis d’être élue Maître de conférence à l’université du Maine. Quelques années après, elle a publié de nombreux articles dans des revues scientifiques, effectué de nouvelles recherches, publié trois livres, soutenu une Habilitation à diriger des Recherches. Elle a été élue alors professeur des universités. Dans les nouveaux travaux de recherche qu’elle a entrepris, elle était allée notamment à la Bibliothèque de Troyes, où étaient conservés le petits livrets de la Bibliothèque bleue, que les colporteurs allaient vendre pour quelques sous dans les villages du royaume de France. Elle y avait découvert des chansons à la mode de l’époque et s’était aperçue qu’elle constituait l’essentiel du vocabulaire et de la culture des villageois du Maine, au XVIII° siècle.
Ses recherches ont apporté beaucoup à la connaissance du mode de vie des villageois du XVIII° siècle, qui étaient loin d’être des populations primitives, comme certains l’avaient cru. Il existait une civilisation villageoise élaborée avec ses codes, ses règles de vie. Elle faisait surgir ce qui constituait la culture matérielle de ce temps, la sensibilité de ces habitants qui travaillaient la terre, leur sens de l’honneur, de la sociabilité, les péripéties de leur vie sentimentale. Elle montrait que les années soixante à quatre-vingts du XVIII° siècle avaient été l’apogée de la pénétration des idées des lumières dans les villages, que les femmes connaissaient une certaine forme d’émancipation. Elle montrait aussi que le progrès n’est pas continu, car cette situation se détériore dans les années quatre-vingts à la veille de la Révolution. Je me souviens d’un colloque à Rennes, où elle traitait des nouvelles modes vestimentaires et notamment des cotonnades de couleur, qui avaient remplacé au XVIII° siècle les robes noires et tristes des femmes. L’historienne Nicole Pellegrin, qui a beaucoup travaillé sur le sort des femmes et qui a fait une conférence à Liaison Université sur l’histoire du voile des femmes de l’antiquité à nos jours, a commencé sa communication en déclarant, avec ironie, par provocation féministe : « avec Anne, nous allons parler chiffons », tellement l’histoire des femmes ne faisait que commencer à s’entrevoir à cette époque. Ces travaux d’Anne ont connu une certaine célébrité. Ils ont fait l’objet de séminaires, à la Sorbonne, au Collège de France, en Allemagne, au Japon.
Cependant Anne Fillon ne se contentait pas de ses tâches d’enseignement à l’université où elle enthousiasmait les étudiants, ni des recherches pointues qu’elle menait, elle continuait parallèlement à diriger la formation continue et à entreprendre dans des domaines nouveaux. C’est ainsi que la Faculté des lettres et le Cuep ont créé en 1996, à la demande du président Pleurdeau, le DESS patrimoine et développement local devenu depuis un master, mais sa structure est toujours la même élaborée par Anne, experte pour tout ce qui est professionnel.
Un peu plus tard, ayant remarqué que dans les villages, les bénévoles qui faisaient visiter les églises ou les bâtiments patrimoniaux, manquaient de culture historique et commettaient souvent des erreurs, elle a organisé ce qui s’appelle aujourd’hui encore la formation des guides habitants, financée par le Conseil général, dont l’objectif est de former des volontaires pour faire visiter les villages et évoquer leur patrimoine.
Auparavant, toujours avec l’aide du Conseil général, elle avait réussi à acheter la maison de Louis Simon, à la Fontaine St Martin, à la faire rénover et en faire un Musée sur la vie villageoise au XVIII° siècle et que l’on peut visiter pratiquement toute l’année. En mai 2012, l’association Louis Simon a reconstitué un mariage costumé du XVIII° siècle, qui a eu un succès considérable par la foule en nombre, qui se pressait sur le parcours du cortège. Anne conduite par Michel y est venue brièvement. C’est la dernière fois que beaucoup d’entre nous l’ont rencontrée. C’est aussi l’une de ces dernières sorties.
Enfin, son dynamisme est tel que pendant une dizaine d’années, nous avons organisé ensemble une université d’été, d’abord à Vivoin, puis au château de Dobert, qui regroupait pendant l’une des dernières semaines de juin des étudiants et des adultes. La matinée était consacrée à des conférences et l’après-midi à des visites patrimoniales de monuments non ouverts au public et qui s’ouvraient comme par miracle, grâce à Anne. Les soirées étaient consacrées à des activités culturelles ou à des discussions sur des problèmes historiques.
En conclusion, on peut dire qu’elle a consacré toute sa vie à un travail acharné, fait de tâches administratives, de formation professionnelle, d’enseignement universitaire, de recherche historique. Manager le CUEP, comme une entreprise privée dans le cadre du service public est souvent difficile et entraîne des pertes de temps considérables. Sa réussite est aussi celle d’une équipe, qu’elle savait mobiliser au service de la formation professionnelle. Toute sa vie a été une vie de dévouement pour les autres, pour le bien public comme on disait au XVIII° siècle, l’époque qu’elle a si bien étudiée.
Aujourd’hui, on entend beaucoup de discours et de leçons de morale, mais les actions énergiques se font souvent attendre. Anne privilégiait l’action plus que les paroles et son action était extrêmement efficace.